Transition numérique et odeur de méchoui

Fouad Laroui.

ChroniqueLorsque j’entrai dans l’agence bancaire, je crus d’abord que je m’étais trompé et que j’avais fait irruption chez le croque-mort local: des bâches noires pendaient du plafond.

Le 28/02/2024 à 11h01

La Nationale 9, quand elle traverse Benguerir, est célèbre pour ses rôtisseurs de viande. Elle devient l’avenue principale de la ville et l’on y trouve toutes sortes de commerces. C’est là que je me rendis mercredi dernier, dans une agence bancaire, pour retirer une avance pour des dépenses professionnelles.

Je pensais que c’était la plus simple des opérations. Naïf que j’étais…

Lorsque j’entrai dans l’endroit, je crus d’abord que je m’étais trompé et que j’avais fait irruption chez le croque-mort: des bâches noires pendaient du plafond. Brrr… Quelle sinistre ambiance… Puis je compris que les bâches recouvraient les panneaux sur lesquels s’affichent les numéros d’ordre qui indiquent aux clients que leur tour est arrivé. L’appareil qui fournit lesdits numéros était également recouvert d’une bâche couleur de deuil. Morte, la machine, défunte, envolée vers le glauque enfer de la ferraille.

Surgit alors d’on ne sait où un gnome qui me regarde de l’air d’un trépassé et m’assène, lugubre, en désignant la funèbre quincaillerie:

- Ma khedamch!

J’accuse le coup puis lui demande quel est alors le plan B.

C’est là qu’il m’attendait. Il cueille de derrière son oreille un stylo rongé des souris, sort de sa poche une feuille de cahier d’écolier dont il arrache un tout petit morceau, me jauge puis griffonne ce qui semble être le nombre 25 sur le centimètre carré de papier.

- Tiens, et va t’asseoir là-bas, m’ordonne-t-il.

«Là-bas», au fond de la pièce, c’est un recoin sombre digne du Purgatoire. On y devine vaguement quelques formes humaines serrées les unes contre les autres, genre ahl el-kahf -«ceux de la grotte».

- Je préfère rester debout ici. Dis-moi, une question: le système, ma khedamch depuis quand?

- Depuis deux mois.

- Mmmm. Et toujours pas réparé? Autre chose: comment saurai-je que c’est mon tour?

- Je viendrai moi-même t’en aviser.

- Dans ce cas, pourquoi ces chiffres illisibles et ce papier crasseux? Si tu viens me chercher, c’est que tu sais que c’est mon tour, non? Qu’ai-je besoin de ce gribouillis?

Il me regarde comme si j’étais le dernier des idiots, hausse les épaules et disparaît dans les limbes.

Pendant que j’attends, je consulte sur Internet des données relatives à cette banque. Elle est en bonne santé financière, elle se déploie sur tout le continent, elle construit quelque part une très belle tour… Et elle n’a pas de quoi réparer un petit bidule basique de chez banal?

Le temps passe, s’étire, s’arrête… Debout, je prends racine; et puis je remarque un détail curieux. Le gnome vient chercher un type qui était entré après moi dans l’agence et le conduit à un guichet. Puis la scène se répète: un gus qui vient juste d’empocher son bout de papier est immédiatement servi.

C’est alors que je me rends compte que le planton est un mathématicien d’élite qui a créé une nouvelle branche de l’arithmétique. Foin du banal 1, 2, 3, 4… Peuh! Il a inventé, lui, une suite révolutionnaire dite ‘suite de Bouazza’ dans laquelle mon numéro 25 vient après 48, 59 et 121. Génial!

Cela dit, je n’ai pas que ça à faire. Cela fait 45 minutes que j’attends. Je dois retourner à l’université donner un cours. Je me vois donc obligé de passer à ce mode d’action propre à notre cher pays et que je propose de nommer «MCC» -Management par Colère Citoyenne. Je hausse le ton, je crie urbi et orbi que je suis un mouwatinn, un citoyen qui mérite respect et considération; qu’il n’est pas normal d’attendre près d’une heure pour un simple retrait, surtout que je vois bien que des gens entrés après moi sont servis avant moi; que tous ces appareils en panne depuis des lustres et qu’on ne répare pas, ça me semble suspect; que je soupçonne quelque sabotage; qu’il y a sans doute des filous qui en profitent; etc. Le gnome, épouvanté, disparaît comme par enchantement et un employé arrive en courant à coups de oustad, oustad! Deux minutes plus tard, j’ai mon argent et je sors de l’agence.

Dehors, l’odeur de la viande rôtie me prend à la gorge. Et vu ce qui vient de se passer, ça me plonge dans une réflexion démoralisante. N… de D…! Quand pourrons-nous avoir les deux: de la bonne viande rôtie et de la high tech qui fonctionne -autrement dit, le méchoui et la transition numérique?

Est-il si difficile de concilier tradition et modernité?

Ou bien la tradition consiste-t-elle à saboter la modernité -pour perpétuer des rentes et gratter quelques piécettes?

Par Fouad Laroui
Le 28/02/2024 à 11h01