Les enjeux de la réforme universitaire

Dans un amphithéâtre de la Faculté de médecine de Laâyoune. (H.Yara/Le360)

Réorganiser l’université marocaine, c’est accepter de regarder en face ses fragilités: employabilité peu convaincante, recherche peu tournée vers l’impact, gouvernance éclatée. La réforme ambitionne d’y répondre en profondeur, en posant les fondations d’un système plus agile. Mais de quoi sera-t-elle faite et quelle en est la philosophie ultime?

Le 06/09/2025 à 10h57

On ne réforme pas un édifice sans en nommer les fissures. Celles que pointe le gouvernement sont désormais connues: un système supérieur public encore loin des standards internationaux de compétitivité et d’innovation; une employabilité des lauréats trop aléatoire; une recherche davantage académique que transformatrice; une gouvernance qui peine à arbitrer, évaluer et corriger. À l’orée de 2022, une concertation nationale a donc posé les pierres du Pacte ESRI 2030— Plan d’accélération de la transformation de l’écosystème de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation—, avec assises régionales puis nationales pour recueillir propositions et attentes.

De quoi s’agit-il concrètement, et à quoi faut-il s’attendre? Officiellement, la réforme veut tout chambouler. Son projet de loi 59.24 adopté en Conseil de gouvernement, le 28 août 2025, est sans appel: changer «l’organisation générale» de l’enseignement supérieur. Et de cibler: «structures, gouvernance, architecture pédagogique et linguistique, mécanismes de suivi et évaluation». Il ne s’agit pas d’une réformette administrative, mais d’une promesse de rupture, un virage décisif avec une restructuration globale. C’est tout un écosystème qu’on veut réaligner avec les besoins du pays.

Historiquement influencé par le modèle français, avec des cycles licence-master-doctorat (LMD) introduits en 2003, le système a souffert d’une rigidité qui freinait l’adaptation aux défis globaux comme la digitalisation, la transition écologique et la compétitivité économique. Le projet de loi 59.24, en ciblant l’architecture pédagogique, introduit une flexibilité accrue, notamment en matière linguistique: l’anglais et d’autres langues internationales seront renforcés pour favoriser l’internationalisation des formations et attirer des étudiants étrangers. Par exemple, des modules bilingues ou trilingues (arabe, français, anglais) seront généralisés dans les filières techniques, répondant aux critiques sur l’insuffisante maîtrise linguistique des diplômés, qui handicape leur insertion sur le marché mondial.

Quant aux mécanismes de suivi et d’évaluation, ils visent à instaurer une culture de la performance, avec des indicateurs clairs pour mesurer l’efficacité des programmes, loin des évaluations sporadiques actuelles. Cette approche holistique promet de transformer l’université en un levier de développement national, aligné sur les Objectifs de développement durable (ODD) des Nations Unies et les priorités du Nouveau Modèle de Développement marocain.

Refonte des filières et nouvelle offre de formation

Les premières actions n’ont pas tardé. La réforme universitaire s’attaque d’abord à la refonte des filières et des parcours. Inspirée de la loi-cadre 51.17 adoptée en 2019, elle remet sur les rails le Bachelor, cycle de quatre ans calqué sur le modèle anglo-saxon. Longtemps réservé au privé, il sera introduit cette année dans les Écoles supérieures de technologie avant une extension progressive. L’initiative se veut une revanche sur l’échec de 2021, qui avait laissé plus de 24.000 étudiants dans l’incertitude. À terme, ce cycle de quatre ans remplacera progressivement la licence de trois ans dans les universités publiques, offrant une formation plus complète et adaptée aux exigences du marché. Par exemple, un étudiant en informatique pourrait suivre trois ans de bases théoriques suivis d’une année dédiée à des projets en IA ou cybersécurité, avec des partenariats industriels.

Dans le pipe, de nouvelles filières vont faire leur entrée dans le secteur public, comme l’Intelligence artificielle, les énergies renouvelables, l’aéronautique, l’agroalimentaire, la logistique, etc. La réforme a localisé plus de 186 centres d’excellence répartis à travers le pays, chargés de former des profils hautement qualifiés et permettant aux jeunes de combiner études et préinsertion professionnelle.

Ces centres d’excellence, disséminés dans des régions comme Casablanca, Rabat, Tanger ou Marrakech, sont conçus comme des hubs spécialisés. Par exemple, un centre à Oujda pourrait se focaliser sur l’agroalimentaire, exploitant les atouts agricoles locaux, tandis qu’un autre à Agadir ciblerait les énergies renouvelables, en lien avec les projets solaires du pays comme Noor Ouarzazate. Chaque centre intègre des laboratoires modernes, des incubateurs et des programmes de préinsertion, où les étudiants passent jusqu’à 30 % de leur temps en entreprise. Cela répond à un diagnostic précis: selon une étude de la Banque mondiale en 2023, seulement 40 % des diplômés marocains trouvent un emploi dans leur domaine dans les six mois suivant l’obtention du diplôme. En concentrant les ressources sur des niches stratégiques— alignées sur les plans sectoriels comme Maroc Digital 2030 ou le Plan Génération Green pour l’agriculture—, la réforme vise à inverser cette tendance, en formant 50.000 profils qualifiés d’ici 2030.

L’objectif est clair: booster l’employabilité des lauréats en concentrant les compétences sur des niches stratégiques pour le développement national.

Au-delà des contenus disciplinaires, les compétences transversales ou soft skills (communication, travail d’équipe, créativité, esprit critique, etc.) font leur entrée systématique dans une majorité de formations. La mise en place en 2023 du programme Code 212 (centre de développement des soft skills et d’innovation baptisé d’après l’indicatif du Maroc) s’inscrit dans cette dynamique. Ce centre est missionné pour développer des contenus socioculturels et cognitifs spécifiques aux besoins de l’étudiant marocain.

Le programme Code 212 mérite une explication approfondie. Lancé avec un budget initial de 200 millions de dirhams, il opère comme un réseau national de centres virtuels et physiques, intégrés aux universités. Les modules couvrent non seulement les soft skills classiques, mais aussi des aspects culturels adaptés: par exemple, des ateliers sur la communication interculturelle pour préparer aux marchés africains ou arabes, ou sur l’entrepreneuriat social pour aborder les défis locaux comme la pauvreté rurale. Des partenariats avec des plateformes comme Coursera ou LinkedIn Learning enrichissent l’offre, avec des certifications reconnues. L’intégration systématique de ces compétences dans 70% des formations vise à combler un gap identifié par les employeurs: une enquête de la Confédération générale des entreprises du Maroc (CGEM) en 2024 révélait que 60% des recruteurs priorisent les soft skills sur les connaissances techniques. Ainsi, un cursus en ingénierie inclura des simulations de projets en équipe, des débats critiques et des formations en leadership, rendant les diplômés plus polyvalents.

Master et doctorat: transparence de l’accès, exigence de l’impact

Autre changement immédiat, l’accès au Master bascule d’un concours— jugé opaque, notamment après le récent scandale des diplômes vendus et de favoritisme à Agadir— à une sélection sur dossier. Un arrêté (n° 1891.25) publié au Bulletin officiel du 14 août 2025, encadre la procédure: examen des candidatures par une commission (président d’établissement, responsables de filière, coordonnateur, membres désignés), listes principales et d’attente consignées dans un procès-verbal. L’intention est louable: rendre l’accès plus lisible, plus traçable, plus équitable. À l’épreuve des faits, ce sera la constance du cadre et la rigueur des commissions qui diront si l’objectif est tenu.

Au cycle doctoral, l’aiguille se déplace de la quantité vers la qualité, et de la théorie pure vers l’impact. Publications mieux évaluées, brevets et prototypes considérés, ancrage des laboratoires dans des problématiques concrètes: la carrière professorale est invitée à refléter la valeur sociale et économique de la recherche. L’idée d’un Conseil national de la recherche scientifique est évoquée pour coordonner la stratégie à l’échelle du pays: qui finance quoi, pour quels résultats, avec quelles priorités? La réforme promet des réponses, par des contrats d’objectifs, des évaluations régulières et une autonomie renforcée des unités performantes. La finalité est la production de brevets, prototypes et start-ups à partir des travaux universitaires, et non plus seulement des publications théoriques. Les carrières professorales accorderont plus de poids aux retombées sociétales des travaux.

Cette orientation vers l’impact transforme le doctorat en un outil de développement. Traditionnellement, les thèses marocaines étaient évaluées sur le volume de publications dans des revues académiques, souvent déconnectées des besoins locaux. Désormais, des critères comme le nombre de brevets déposés (le Maroc en compte moins de 1.000 par an, contre des dizaines de milliers en Corée du Sud par exemple) ou l’incubation de start-ups compteront pour les promotions professorales. Le Conseil national de la recherche, inspiré de modèles comme le CNRS français, allouera des fonds basés sur des priorités nationales: santé, agriculture durable, énergies vertes. Des contrats d’objectifs pluriannuels lieront les laboratoires à des résultats mesurables, avec des audits annuels. Pour les doctorants, cela signifie des thèses co-supervisées avec l’industrie, augmentant leurs chances d’emploi: un doctorant en IA pourrait développer un algorithme pour l’agriculture de précision, breveté et commercialisé.

Pour y parvenir, la réforme prévoit de décloisonner l’enseignement et la recherche. D’une part, les établissements seront encouragés à développer des partenariats avec l’industrie et le secteur privé pour financer ou co-construire des projets de recherche, et pour orienter les thématiques vers des problèmes concrets. D’autre part, la formation des étudiants devrait intégrer la culture de l’innovation: généralisation des projets de fin d’études en entreprise, incubation de jeunes entrepreneurs sur les campus, etc. Des synergies régionales entre universités et tissus économiques locaux sont attendues, via notamment les futures Cités de l’innovation (parcs technologiques régionaux). À terme, l’université marocaine est appelée à devenir un moteur de transformation économique et sociale, et non plus une institution figée. Et à générer une masse critique de chercheurs experts, améliorant la compétitivité nationale.

Ces partenariats pourraient prendre la forme de chaires industrielles, où une entreprise comme OCP finance un laboratoire sur les engrais durables, ou de hubs d’innovation comme ceux prévus à Tanger pour l’automobile. Les Cités de l’innovation, avec un investissement de 5 milliards de dirhams d’ici 2030, abriteront des incubateurs, des fablabs et des espaces de co-working, favorisant la création de 1.000 start-ups universitaires. Cela décloisonne l’université, la rendant actrice de la croissance: par exemple, un projet de fin d’études en aéronautique pourrait aboutir à un prototype testé par Boeing Maroc. À long terme, cela vise à hisser le Maroc dans les classements internationaux comme le Global Innovation Index, où il occupe actuellement la 67ème place.

Mesurer pour gouverner: un système national d’information et le pilotage stratégique des universités

On ne pilote bien que ce qu’on mesure. Le projet de loi 59.24 propose la mise en place, sous cinq ans, d’un système national d’information, centralisant les données essentielles des universités et écoles supérieures publiques et privées: effectifs, encadrement, insertion, performance des formations, résultats de la recherche, ressources et dépenses, etc. À quoi cela sert-il ? À éclairer la décision, à comparer utilement, à corriger vite. C’est aussi la condition d’un dialogue de gestion efficient où l’évaluation n’est pas une punition.

Ce système, baptisé SNIESRI (Système National d’Information sur l’Enseignement Supérieur, la Recherche et l’Innovation), s’inspire de plateformes comme celle de l’OCDE ou du HEDBIB européen. Il collectera des données en temps réel via une interface digitale, permettant des dashboards interactifs pour les décideurs. Par exemple, un recteur pourra comparer le taux d’insertion de sa faculté avec la moyenne nationale, identifiant les filières sous-performantes pour des ajustements rapides. Cela favorise une gouvernance data-driven, réduisant les gaspillages: si une formation en droit a un taux d’employabilité de 30%, des ressources pourraient être réallouées vers des domaines émergents. L’évaluation devient constructive, avec des feedbacks annuels pour améliorer la qualité, évitant le fait accompli brutal.

Cette approche holistique introduit de nouvelles instances de gouvernance au niveau des établissements. Chaque université sera dotée de deux conseils: un Conseil de l’université (académique) et un Conseil des gouverneurs, qui est le nouveau venu dans la hiérarchie de gestion. Le premier existe déjà et supervise la gestion globale: organisation de la rentrée, des examens semestriels, il approuve les plans d’action, vote les budgets, valide les contrats de l’université avec le monde extérieur, etc. Le second, dit «Conseil des gouverneurs», représente l’ouverture du conseil d’administration à des membres extérieurs. Il va concourir à transformer le management universitaire au plus haut sommet. Outre le président de l’université, celui-ci sera composé notamment de représentants du territoire (on évoque l’intégration des walis de région), et du tissu économique, afin de piloter la stratégie de l’établissement. Autrement dit, il va encadrer l’université par des contrats d’objectifs et une évaluation des performances, tout en ouvrant la gestion à des acteurs extérieurs pour plus d’efficacité dans l’employabilité.

Le Conseil des gouverneurs marque un tournant vers une gouvernance hybride, mélangeant expertise académique et vision externe. Avec des membres comme des PDG d’entreprises locales ou des représentants des régions, il assurera que les stratégies universitaires s’alignent sur les besoins territoriaux: une université à Fès pourrait prioriser le tourisme durable, en lien avec l’économie locale. Les contrats d’objectifs, signés pour trois à cinq ans, fixeront des KPI (indicateurs de performance clés) comme le nombre de partenariats ou le taux d’innovation, avec des évaluations intermédiaires. Cela professionnalise la gestion, inspirée de modèles comme les boards des universités américaines, pour une plus grande agilité.

Enfin, la réforme ouvre la voie à la création d’un Conseil national des universités, organe national qui veillerait à la cohérence d’ensemble du système.

Ce conseil, composé d’experts, de ministres et de représentants syndicaux, coordonnera les politiques nationales, arbitrant les financements et harmonisant les standards. Il pourrait, par exemple, définir des quotas pour les filières prioritaires ou superviser l’accréditation des programmes, assurant une équité entre régions.

Vers l’autonomie financière: diversification de la provenance des fonds

La réforme reconnaît l’insoutenabilité d’un financement quasi exclusivement budgétaire à l’heure de la massification. D’où un triple mouvement qui exige une ingénierie financière nouvelle, que les universités doivent apprivoiser. Concrètement, il est désormais possible pour les universités publiques de nouer des partenariats avec des entreprises (chaires sponsorisées, centres de recherche cofinancés, formation continue payante pour salariés, etc.), de recevoir des subventions des collectivités territoriales ou du secteur privé, et d’exploiter leurs prestations de service ou brevets pour générer des ressources. Cette ouverture à des financements externes doit permettre à l’université de posséder du foncier, d’investir, d’indexer des rémunérations pour attirer des enseignants-chercheurs de haut niveau.

Cette diversification est cruciale face à un budget étatique sous pression: en 2024, l’enseignement supérieur représentait 12% du budget national, mais avec la massification, les besoins explosent. Les partenariats industriels pourraient générer 20% des revenus d’ici 2030, via des chaires comme celle d’Attijariwafa Bank pour la finance digitale. Les formations continues, payantes pour les professionnels cibleront des secteurs comme la logistique, avec des certifications courtes. L’exploitation de brevets, via des spin-offs, suivra des modèles comme ceux de Stanford, où des inventions universitaires ont créé des milliards. Les subventions territoriales permettront des investissements locaux, comme l’achat de terrains pour des campus étendus. Pour attirer les talents, des salaires indexés sur la performance— jusqu’à 30% supérieurs— seront possibles, réduisant la fuite des cerveaux (brain drain), estimée à 15.000 chercheurs marocains expatriés.

En conclusion, cette réforme, du diagnostic aux fondements de la gouvernance stratégique, pose les bases d’une université marocaine moderne, inclusive et influente. Si les défis d’implémentation persistent— résistances culturelles, inégalités régionales, besoin de formation—, les potentialités sont immenses pour propulser le Maroc vers une économie du savoir. C’est tout le bien qu’on peut souhaiter à notre université.

Par Karim Serraj
Le 06/09/2025 à 10h57