Joséphine Baker, le rêve d’une vie (2/4)

La chanteuse française d'origine américaine Joséphine Baker, se produisant sur la scène du Théâtre municipal de Casablanca, le 14 avril 1943.

Au début des années 1940, Joséphine Baker, légendaire chanteuse américaine au destin hors norme, fit une longue halte au Maroc, plus précisément à Marrakech, où elle séjourna durant une période méconnue de sa vie. C’est cet épisode singulier que l’écrivain franco-marocain Kebir Mustapha Ammi revisite à travers un prisme personnel, intime, dans une nouvelle intitulée «Joséphine Baker - Il sogno di una vita», parue en italien chez les éditions Titani. Mêlant mémoire et fiction, l’auteur y plonge dans ses propres souvenirs d’enfance pour évoquer la romance passionnée qui aurait lié son oncle à cette icône du music-hall. En exclusivité, Le360 publie, en quatre parties, la version française de cette nouvelle, intitulée «Joséphine Baker, le rêve d’une vie». Partie 2.

Le 27/04/2025 à 08h08

Quand je suis retourné à Marrakech après ça, j’ai logé dans un petit hôtel, tout à côté de la vieille maison où habitait mon oncle et qui n’existe plus aujourd’hui. Mon oncle rêvait d’en faire un musée en l’honneur de Joséphine. Il n’imaginait pas un seul instant que des étrangers transformeraient cette modeste masure en Riad pour touristes argentés et qu’ils jetteraient ses souvenirs aux chiens.

Il était sûr de lui quand nous sillonnions les rues de la ville. Cela commençait très tôt et ne s’achevait qu’à la nuit tombée. Il n’était pas rare qu’il déclare, l’air inspiré, que je serais le directeur de ce musée! Dans ces moments, il quittait la terre des hommes et planait dans des hauteurs inaccessibles et radieuses. Je ne comprenais pas ce que cela signifiait, mais il avait commencé à répéter que j’étais son héritier et qu’il avait eu de la chance que le hasard ait décidé de me mettre sur sa route.

Je me souviens de cet été de l’année 1961 passé chez ma tante comme du plus bel été de ma vie. J’avais été si heureux! J’aurais aimé que cet été ne s’achève jamais. Mais il fallait bientôt reprendre le chemin de l’école. Je revois le visage oblong et triste de mon oncle quand il m’a installé dans le bus, pour retourner chez moi, à l’autre extrémité du pays, à plus de quatre cents kilomètres, au bout d’une route qui serpente et au cours de laquelle j’ai eu tout le temps de regretter les histoires de mon oncle. Il m’avait accompagné à la gare routière, les bus s’arrêtaient à cette époque à Jemaa el Fna, et il m’avait fait promettre de revenir le plus tôt possible. Je n’avais pas cessé de me promettre au fond de moi que je reviendrais très vite. Je croyais que cela pouvait se faire facilement. Je dirais à ma mère qu’il n’y avait qu’un seul lieu où je pouvais être heureux, elle ne me refuserait pas de retourner chez ma tante!

Mais ma mère avait d’autres ambitions pour moi. Elle voulait que je triomphe à l’école, elle voyait l’école comme le lieu du combat dont je n’avais pas d’autre choix que de sortir victorieux! Elle s’était mis en tête que je pouvais devenir une espèce de rédacteur avec babouches et djellaba blanche dans une administration quelconque placée sous le commandement des plus hautes autorités du pays. J’aurais une voiture avec chauffeur et des congés payés! J’essayais de trouver de l’attrait à cette perspective, mais elle ne m’enchantait pas. J’étais beaucoup trop rêveur pour m’attacher à un tel désir. J’ai caressé l’idée de faire une fugue pour retourner chez ma tante, mais je n’étais pas téméraire et cette idée a très naturellement fait long feu.

Je n’ai pas cessé de penser à mon oncle. Je me rappelle avoir parlé de lui dans un devoir écrit, pour lui rendre hommage. Le maître m’avait demandé ce que mon oncle venait faire là. Je n’avais pas su répondre. À ma grande surprise, il a déclaré que ce que j’avais écrit était singulier et ne manquait pas de force. Au lieu de m’enfoncer devant mes camarades, cet homme des plus généreux avait choisi de me grandir pour me donner une chance de percevoir ce que je n’avais pas encore vu.

J’ai compris ce jour-là qu’on ne pouvait pas écrire n’importe quoi et n’importe comment, mais qu’il y avait des stratégies à suivre pour ne pas manquer sa cible. J’ai beaucoup lu au cours de cette période. Le reste du temps, j’essayais de trouver des informations sur… Joséphine Baker! J’ai même essayé de la portraiturer, ayant une certaine inclination pour le dessin. Avec un fusain, je me suis lancé dans une improbable entreprise: brosser le portrait de Joséphine Baker. J’avais vu sa photo chez mon oncle, je l’avais apprise par cœur.

Je croyais pouvoir dessiner Joséphine Baker, les yeux fermés. Mais croire est une chose et dessiner est une autre. Je me suis battu hargneusement pendant des jours pour rendre possible l’impossible. Je le faisais pour mon oncle! Il m’a semblé certaines fois que j’étais tout près de réaliser l’exploit qui me brûlait le cœur. Mais jamais aucun dessin n’a moins mérité le nom de portrait que cette œuvre.

«Joséphine a été le ciment qui nous a unis. Je l’ignorais à cette époque, mais j’étais heureux d’être le digne héritier de cet homme épatant. »

«Que fais-tu?», m’a demandé à de nombreuses reprises le maître en plein milieu d’une leçon. Je ne sais plus comment je me suis défait de cette envie absurde. Tout tournait autour d’une femme que je voulais absolument portraiturer. Cela a duré des mois. La moitié de l’éternité pour un enfant!

Dans la petite ville où il avait plu à Dieu que je naisse, il était impossible de trouver une photo de… Joséphine Baker! J’avais demandé à l’unique libraire de la ville de m’aider, mais il m’avait ri au nez et je n’avais plus osé mentionner le nom de la grande dame devant personne. J’ai vécu pendant d’interminables jours avec l’espoir que le miracle frappe à ma porte.

Quand je ne dessinais pas, je m’exerçais à prononcer deux ou trois mots d’anglais comme mon oncle m’avait appris à le faire.

Mon oncle avait une oreille assez fine, il aurait pu être musicien, c’est cela qui l’avait aidé dans son apprentissage des langues. Il avait travaillé un an à la base américaine de Kénitra et cela lui avait suffi pour baragouiner une langue qui lui permettait de se faire comprendre quand cela était nécessaire. Il s’habillait comme les Américains et il espérait qu’il trouverait un jour l’occasion de se faufiler dans le ventre d’un avion en partance pour le Nouveau Monde. Mais il a cassé la figure d’un officier qui s’était mis à dire que Joséphine Baker était une traînée qui avait bien fait de quitter l’Amérique pour faire la pute en France!

Cet incident lui a valu d’être expulsé sur le champ de la base et il est retourné à Marrakech où il a essayé de retrouver le goût de vivre.

À cette époque, cela faisait plus de quinze ans qu’il n’avait plus de nouvelles de Joséphine. Peu de temps après, il a croisé la route de ma tante, qui avait elle aussi envie de fonder un foyer, et ils ont uni leurs deux solitudes. Ensuite je suis venu au monde et il a commencé à me considérer comme son fils, il déclarait partout que j’étais son digne héritier. Ça me bouleversait de l’entendre dire ces mots, j’avais perçu bien malgré moi qu’il ne prononçait pas ces choses à la légère. Il avait tout perdu et j’étais, disait-il, avec la touchante emphase d’un homme blessé, un rayon de lumière dans sa vie. Je réalise aujourd’hui combien nous étions proches lui et moi. Joséphine a été le ciment qui nous a unis. Je l’ignorais à cette époque, mais j’étais heureux d’être le digne héritier de cet homme épatant.

J’étais de nouveau chez ma tante le 28 août 1963, lors de la marche pour les droits civiques à Washington. Trois cent mille personnes avaient défilé pour dire non à la violence et la haine. Non à ce qui défigure l’humanité. De grands noms étaient dans le cortège pour parler d’une seule et même voix. Marlon Brando, Paul Newman, Joan Baez, Bob Dylan… Mon oncle n’a pas arrêté de me parler d’une seule femme.

Joséphine a pris la parole avant le révérend King. Son discours porte la marque d’une femme aux convictions fortes qui n’a jamais oublié ce qu’elle a souffert dans son pays natal et les brimades subies par les siens tout au long de leur vie. De quelle couleur faut-il être? Et de quelle couleur sont les dieux? Ne suffit-il donc pas d’être un homme simplement ou une femme?

Ces mots prétendument prononcés par Joséphine ne sont pas d’elle, comme je l’ai longtemps cru. Ils sont de mon oncle, j’en ai la preuve maintenant, mais il laissait croire que c’est elle, sa diva, qui les avait prononcés. De quelle couleur faut-il être? Et de quelle couleur sont les dieux? Ne suffit-il donc pas d’être un homme simplement ou une femme?

Par Kebir Mustapha Ammi
Le 27/04/2025 à 08h08