Vous auriez mangé la croquette?

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ChroniqueIci, les distingués lecteurs du 360.ma vont se diviser en deux écoles de pensée.

Le 30/09/2020 à 13h22

C’est une petite guinguette sans prétention au bord du fleuve Amstel; mais la scène est idyllique: des arbres, des bosquets, des fleurs –quelques cyclistes, une péniche… La terrasse est tranquille, il y a peu de clients en ces temps de pandémie. La serveuse, une accorte Batave, baye aux corneilles, consultant d’un doigt souple ses mails –ou, qui sait? les photos d’une portée de chatons ou de Harry-et-Megan.

Quoi de plus agréable, après une dure journée de labeur, que de se promener le long du fleuve puis de s’asseoir à cette terrasse paisible afin de rêvasser un peu, un livre à la main?

La serveuse abandonne les chatons pour venir s'enquérir de ce que je désire (comment ne pas devenir poète dans un tel cadre?). Choisissons. Eh bien, ce sera une spécialité hollandaise, les croquettes, avec une citronnade. Quelques minutes plus tard, ma commande arrive.

Soudain, une ombre se profile sur le trottoir. Et c’est un homme encore jeune mais dans un sale état qui apparaît dans mon champ de vision: maigre, quasiment loqueteux, les yeux chassieux. Après une petite hésitation, il me lance, à tout hasard, comme un mot de passe, un timide salam alaykoum, à quoi je réponds, selon l’usage:

wa alaykoum salam.

Son visage s’éclaire:

– ah, tu es Marocain, comme moi. Mon frère, aide-moi d’un peu d’argent, cela fait des mois que j’erre dans les rues. J’ai “brûlé“ il y a longtemps mais je n’ai pas eu de chance, pas de travail, pas de logement… J’ai faim!

Aïe. Je ne peux que lui dire la vérité:

– écoute, je suis désolé, je n’ai pas d’argent liquide sur moi. On paie tout avec une carte, aujourd’hui.

Le harrag, déçu, soupire et reste là, les bras ballants. Il me fait de la peine. J’ai alors une idée:

– mais prends donc une croquette, si tu as faim. En plus, c’est très bon.

Le jeune homme baisse les yeux sur mon plat et regarde longuement la croquette, l’air suspicieux, la lippe méfiante, la narine frémissante pour tenter de humer/ quelque molécule de suidé. (Décidément, la poésie…) Puis vient la question:

– C’est du porc?

– Non, c’est fait à base de crevettes grises et de pommes de terre.

– Euh… Mais c’est halal, les crevettes?

Ici, les distingués lecteurs du 360.ma vont se diviser en deux écoles de pensée. La première (disons: les “pratico-pragmatico-ash‘arites“) estimeront que le harrag aurait dû manger la croquette, bila kayf (sans demander le pourquoi du comment). La seconde école de pensée (les “purs et durs-littéralistes-hanbalites“) loueront la constance du croyant décidé à mourir de faim plutôt que d’encourir les foudres du Seigneur pour avoir ingéré quelques grammes de décapode.

Juste par curiosité –et pour faire une statistique– dites-moi: vous auriez mangé la croquette? Un oui ou un non suffiront –Layla, la gracieuse et diligente secrétaire du 360, fera les comptes.

PS. Je vous raconterai la semaine prochaine comment s’est terminé cette histoire et si Raouf (je vous ai dit qu’il s’appelait Raouf?) a, oui ou non, croqué la croquette.

Par Fouad Laroui
Le 30/09/2020 à 13h22