«Annachate», cette intraduisible joie de vivre marocaine

Famille Naamane

ChroniqueAnnachate. Comment le définir? Activité? Animation? Ambiance?

Le 02/10/2020 à 11h11

Annachaaaate chez nous, c’est… C’est… C’est… Difficile à traduire. Annachate s’incruste dans notre corps jusqu’à la moelle épinière. Il se vit, se savoure, se déguste, mais ne s’explique pas. C’est une magie qui nous envoûte.

Que je vous explique le phénomène: vous êtes assis, debout, en train de marcher, de conduire, de manger, de réfléchir, de somnoler, de travailler.

Soudain, tout à coup, subitement votre corps est secoué par des vibrations s’introduisant par la plante des pieds et remontant crescendo jusqu’à embraser votre tête. Inconsciemment, votre corps frémit, se balance de droite à gauche, gauche à droite, d’avant en arrière, d’arrière en avant. Vous flambez. Vos mains applaudissent dans un rythme plaisant. Votre tête se balance en battant du rythme. Votre corps est emporté par une fougue qui l’inonde d’une exaltation jusque dans vos cellules. Un sourire radieux trace votre visage, vos yeux rayonnent d’une jubilation intense, contagieuse, qui se propage autour de vous et contamine ceux qui vous entourent. Le corps brise les entraves qui l’oppressent et exulte dans des mouvements ordonnés, où tête, cheveux, bras, mains, poitrine, ventre, al bouthe (le nombril), les fesses, les jambes, les pieds et la plante des pieds se meuvent avec grâce. Et c’est parti pour des danses rythmées, joyeuses et vigoureuses. C’est cela, annachate.

Mais qu’est-ce qui déclenche cette euphorie? La musique marocaine traditionnelle qui coule dans nos veines, inscrite dans nos gènes, très riche et variée d'une région à une autre.

Marsawi, hawzi, ahwache, ahidousse, houwara, guedra, reggada, andalouse, malhoune, gharnati… La liste est longue. Pour flamber, il suffit d’une seule note: jarra du violon! Ou une note de ta3rija, tbèle, eddafe, bendir, tagenza, dendoum, guedra (instruments de percussion), allira, naffar, lghaytha, zammar, 3awwada (instruments à vent), guembri, hajhouje, rbabe, loutar (instruments à cordes)…Et c’est la hayha, naydha (une ambiance folle). Cette musique nous habite littéralement.

C'est bien simple: mettez dans un stade 100 étrangers et un seul couple marocain. Diffusez une musique marocaine populaire, le couple sera repéré tout de suite par le tressaillement de son corps, emporté par le rythme!

Quel que soit le style, les paroles des chansons sont mémorisées ou au moins les refrains, car elles sont de toutes les fêtes familiales, les veillées amicales, la réussite aux examens, le retour de la Mecque, un baptême, la célébration d’une circoncision, et bien sûr, un mariage…

L’ambiance peut flamber, même sans instrument: un simple plateau, des verres, une marmite, une table suffisent… Ta3rija et bendir sont très courants dans les maisons. Sinon, naydha peut naître juste avec en tapant en rythme avec les mains et en donnant de la voix! C’est un vrai apprentissage. Très jeunes, les enfants jouent avec le rythme, transformant les surfaces planes en instruments de percussions.

C’est ça annachate, créer de l’ambiance avec un vrai art de la débrouille. Que de musiciens connus ont appris à jouer du violon à partir d’un tarro: ingénieux et motivés, mais démunis, les jeunes ont appris à trouer d’un côté un bidon d’huile, lui accrocher une baguette de bois. Les cordes tendues sont quant à elles de simples fils de nylon. L’archet, c’est un simple morceau de bois auquel est accroché une mèche de crin de cheval. Génial! Et voilà que survient ennachate!

La communauté marocaine à l’étranger, musulmane et juive, a su entretenir ennachate. Même des jeunes qui n’ont jamais vécu au Maroc ont le rythme dans la peau et le montrent lors de cérémonies, ou en formant des orchestres professionnels.

Ennachate récompense l’effort. Jadis, les femmes s’asseyaient pour écraser des graines dans al mahraze (le mortier) en cuivre, en synchronisant les sons pour produire des mélodies: les unes taysarhou, les autres tayraddou, le tout, joyeusement accompagné de youyous et de chants.

Ennachate, c’est aussi transformer le bac à lessive en instrument à rekza! Parfois, dans certaines régions du Maroc, quand les femmes avaient terminé la corvée du linge, elles dansaient ensuite sur elqa3da (ou el jefna): on coupe la partie inférieure d’un tonneau en zinc pour en faire une bassine pour laver le linge. Une fois leur tâche finie, les femmes renversaient elqa3da et montaient dessus, pour y danser et produire des sons rythmés et entraînants avec la plante de leurs pieds, à la manière d’un flamenco espagnol. Une danse joyeuse, accompagnée d’autres rythmes de percussion et, bien sûr, de chants. Voilà notre rekza nationale. Elqa3da est toujours très prisée, bien présente dans les fêtes, et avec, s’il vous plaît, le micro bien tendu tout près de ce rythme entraînant, pour en amplifier le son et le faire entendre à tous. Un vrai bonheur, une jubilation!

Nos chants populaires ont été qualifiés par le grand musicien égyptien Mohammed Abdelwahab, de dajije mounaddame (une «cacophonie organisée»). Parce que tout le monde y participe de concert par sa voix, ses mains, son corps. Annachate, c’est une gaieté dans le partage, une convivialité et une bonne humeur qui détruisent la solitude.

L’ensemble du derb, du douar partagent cette joie. Le trousseau de la mariée, les cadeaux pour les accouchements…arrivent sur une charrette, accompagnés de musiciens (al ghayat, dqayqya…). Plus ils avancent, plus le convoi grandit: en plus des membres de la famille, le voisinage et les passants accompagnent la procession, en applaudissant et en chantant. Une habitude qui se perd dans les quartiers modernes des grandes villes.

Annachate stimule le corps et l’esprit. La musique relaxe et atténue les tensions. La danse entretient et muscle le cœur, prévient le cholestérol, le surpoids, l’ostéoporose, améliore la circulation sanguine. Elle libère les hormones du bonheur qui donnent la force d’affronter les problèmes. Le rythme touche l’âme et la chair.

«Ce n’est qu’en dansant, disait Nietzsche, que je sais lire les symboles des plus hautes choses.»

Annachate est un divertissement précieux dans le contexte actuel. Ecouter les chants populaires, chanter, danser, faire la rekza, c’est bouger, éviter l’apathie dans cette période où nous avons moins d’activités à cause des restrictions, du télétravail, des difficultés financières... Annachate est une thérapie gratuite contre l’angoisse, la tristesse, la dépression… Puisse-t-il ne jamais nous quitter! Amen.

Par Soumaya Naamane Guessous
Le 02/10/2020 à 11h11